Cette fois, la page est définitivement tournée. Au nom d'une unification attendue depuis trop longtemps, la distinction Pros-Amateurs n'a plus lieu d'être et il convient désormais de parler de coureurs "Elites", les uns sous contrat avec des groupes extra-sportifs, les autres évoluant dans les grands clubs de Division Nationale 1 et 2, tels que l'avait préconisé la réforme de la Fédération Française de Cyclisme mise progressivement en place par Daniel Baal. Nul, pourtant, ne sera dupe : les étiquettes changent, les disparités subsistent ! Et comme il était aisé de le prévoir, le Circuit des Mines du 40e anniversaire dut subir le diktat des "Professionnels" aujourd'hui débaptisés. Il est vrai que, venus en nombre - sept équipes sur vingt formations invitées - les Pros démontrèrent, sans trop le vouloir, le fossé qui sépare encore nos pelotons élites des jeunes champions en gestation. Ils imposèrent donc, ces Elites avec contrat, leur rythme et leur puissance supérieurs. Quand bien même représentaient-ils des sponsors modestes, ils façonnèrent de la sorte un schéma tactique qui dérouta les tenants de l'ancienne orthodoxie.
A quelques semaines du coup d'envoi de l'Euro-96 en Angleterre, le Circuit des Mines se donna les allures d'un match de football opposant deux grandes nations de… cyclisme, la Russie et l'Italie. D'entrée de jeu, le jeune Ivanov trouva l'ouverture dans la défense latine et ouvrit le score à Briey.
Après un départ tardif permettant aux participants de la "Vendée Internationale Classic"disputée la veille de rallier la Lorraine dans les temps, il avait ponctué d'un sprint magistral la courte étape inaugurale où un méchant coup de vent sur le plateau briotin avait décuplé ses ardeurs et celles de ses compatriotes. Mais en marge du mince butin amassé - 17" secondes pour six rescapés d'une échappée à onze ! - les observateurs les plus neutresavaient noté la troublante cohésion qui unissait la sélection nationale russe aux Pros de "Lada-Samara". Comme les "Bleus" de la Squadra Azzura affichaient la même union sacrée aux côtés des "Cantina-Tollo" (1), il apparaissait clairement que le jeu des équipes n'avait pas la pureté du cristal. Passablement courroucé, Raymond Reisser jura, d'ailleurs, qu'on ne l'y reprendrait plus !
Loin des combats de cathédrales, Ivanov, tout de Jaune vêtu, doubla sa propre mise Avenue du Maréchal Ney à Metz, au terme d'une autre étape mouvementée qui montra les bonnes dispositions offensives de nos Régionaux. Mais si Arnould d'abord, Pascal Lance et Christophe Mengin ensuite, mirent Russes et Italiens sur le gril 90 kilomètres durant, la belle aventure tourna, hélas, à leur confusion, une fois la révolte étouffée. DansGravelotte, l'inévitable contre partit sans eux au grand dam du Nancéien qui rêvait ouvertement d'une troisiéme couronne. On ne fut guère surpris dès lors de retrouver les deux compères dans une nouvelle opération commando qui tint toute la caravane en haleine de Bouzonville à Yutz. A l'initiative de Mengin, cinq hommes prirent les devants à Dalstein et reçurent, avec un temps de retard, le renfort précieux de l'inépuisable Kasputis et… d'un Pascal Lance opportuniste en diable. Son retour sur la tête fut d'ailleurs si fulgurant qu'il coupa littéralement les jambes du champion de Lorraine, Raphaël Jeune, lequel décrocha de l'escouade sans espoir de retour, comme avait dû s'y résigner un peu auparavant le Néerlandais Allard Engels. En dépit de la vigueur de leurs relais, les Pros n'amassèrent qu'un maigre pécule, 30" seulement, pour une débauche d'efforts qui laissa des traces dans les organismes. A Yutz, plus économe, le pistard de la sélection nationale italienne, Maurizio Semprini, donna même la leçon alors que, violant sa nature, Pascal Lance fulminait. La veille déjà à Saint-Avold, il avait sidéré ses supporters en gagnant le sprint massif (!) ponctuant la 5e étape et, levant les bras au ciel, savourait le premier succès de sa carrière jamais remporté dans ces conditions kamikazes… pour apprendre, sitôt l'excitation retombée, que le peloton n'avait pas absorbé l'ensemble des échappés partis dès le signal du départ. Depuis 16", ayant réglé l'Alsacien d'Etupes Bertrand Ziegler, Alessandro Pozzi exultait, qui poursuivait le trust des "Cantina-Tollo". Au tableau d'affichage désormais, l'Italie menait 3 à 2 face à la Russie ! Car, mortifiés par leur sprint raté de Briey, les "Azzuri" avaient égalisé dès le lendemain à Commercy où Cristian Leone paracheva un superbe travail collectif, puis avaient pris l'avantage au sommet du Tréhémont lorsque Stefano Dante déborda un Dominique Arnould peut-être présomptueux sur le 19 dents. Déjà planait sur l'édition en cours l'ombre machiavélique de ce Dante, une menace que le contre la montre de Rombas transforma en condamnation sans appel. Précédé en Lorraine d'une réputation flatteuse, le jeune Italien fit le vide autour de lui, explosant de 46" le chrono d'Arturas Kasputis et repoussant à 1'14" Ivanov qui cédait définitivement le Paletot Jonquille. Si le Russe ne chercha aucune excuse, le Lituanien pouvait invoquer son manque de fraîcheur après qu'il eut si souvent baroudé devant l'effectif depuis l'envol de Briey. Il avait, sur la route de Moyeuvre, caracolé seul pendant 70 des 80 kilomètres que totalisait l'étape, contenant dans un style guerrier la poussée du peloton, et si l'alliance occulte des deux formations russes condamna sa magnifique chevauchée solitaire, elle ne le découragea pas, puisqu'il fut encore le moteur infatigable de l'échappée des cinq vers Yutz et promit de remettre ça ! L'épreuve de vérité aura en tous cas replacé sous les projecteurs ce fier coureur issu de la défunte URSS, Champion Olympique de poursuite par équipes à Séoul et naguère encore 3e d'un difficile Critérium du Dauphiné Libéré. Sur les Mines, son heure sonnera bientôt !
A l'inverse, ce chrono de 28 km écorna singulièrement le crédit de Pascal Lance, seulement 9e à 2' 04". Il ne l'avoua pas ouvertement, mais le Nancéien sembla ne pas maîtriser sa machine, un vélo révolutionnaire reçu été informé de ses temps de passage, mais ces allégations trahissaient surtout ses limites du jour et son immense déception. Pour la première fois de sa carrière, Pascal était même devancé par son frère Jean-Michel (8e à 1'51"). Il payait ainsi la note d'une semaine folle alors que surgissaient, pour ébranler davantage encore sa sérénité, les premières rumeurs de cessation d'activité de son équipe "Force Sud", laquelle n'avait aligné ici que quatre coureurs au lieu de six. De fait, la formation dirigée par Alain Vigneron puis par André Wilmouth sur ces "Mines" fut officiellement dissoute par la FFC le 26 juillet 1996, laissant sur le carreau des coureurs passablement désabusés. Classé brillant 4e, dans la même seconde que Serguei Ivanov, le Liégeois Marc Streel, de l'équipe "Saxon-Tönissteiner", rappelait avec panache ses références en matière d'effort solitaire. Mais personne ne prit garde à la ! Le lendemain, dans le final tourmenté de l'étape matinale, il desserra superbement l'étreinte du peloton et tint celui-ci en respect jusqu'à Villerupt où il battit en brèche l'hégémonie du bloc italo-russe. Un bloc où l'on solda ses derniers comptes : plus rien ne pouvait arriver à Stefano Dante, assuré de conquérir en prime le Maillot des Grimpeurs. On tira donc le verrou, côté italien, ce "catenaccio" irritant qui tua le génie créatif au nom du réalisme, et les rares téméraires qui chassaient les lauriers de consolation n'obtinrent qu'un bon de sortie de complaisance. Ensuite, la côte de Hayange-Haut escaladée au sprint remit les idées en place à beaucoup. Dante et Ivanov étaient bien les plus forts et l'on vit même avec jubilation les deux taches magiques de leur maillot distinctif, l'Or et le Vert, s'isoler sur le plateau de Neufchef, avant que les rapières ne soient rengainées… jusqu'à Fontoy où Christophe Mengin plaça un contre qu'annihila Dante, le patron, en personne !
Déjà dauphin de Greg Balland douze mois plus tôt, Ivanov savait alors qu'il échouerait une seconde fois et l'ambition dévorante de ce jeune homme de caractère s'accommodait mal de cet échec frustrant, quoique très relatif. Il pesa donc de toute sa classe sur le final de ce dernier tronçon qu'il enleva haut la main, et puisque le Jaune lui était interdit, s'habilla du Vert du Classement par Points, de l'Orange des Points Chauds et du Blanc à parements rouges désignant le Meilleur Jeune. Sa victoire au classement du Combiné relevait dès lors de la simple arithmétique. Pour la caravane, le doute n'était pas de mise : ce Serguei Ivanov n'attendra plus longtemps la gloire promise à son talent (2).
Achevé sur cet âpre duel, le Circuit des Mines s'était définitivement placé à l'heure du professionnalisme. Sur des schémas stéréotypés, la course sembla manquer de vie alors que chaque étape fut conduite à plus de 42 km/h de moyenne. « Nous faisions tous les jours du derny », ironisaient les plus impressionnés qui convenaient que la victoire serait désormais interdite aux "Amateurs". Même son de cloche chez nos Lorrains qui n'étaient plus, effet pervers de la formule open, réunis sous leur habituelle bannière. Ainsi, nos derniers lauréats défendaient-ils trois maillots différents. Balland était resté sous la houlette de Gérard Brocks, Mengin arborait fièrement les couleurs de "Petit Casino" et Pascal Lance, aux côtés de Dominique Arnould, hissait haut le pavillon déjà déchiré de "Force Sud". Si leurs intérêts convergèrent souvent, ils montrèrent, dans la défense de leur esprit de clocher, plus de discrétion que les Slaves ou les Latins. Leur quête effrénée d'un gain d'étape aurait dû connaître un meilleur sort, mais certains cannibales du peloton semblaient réellement insatiables. Par leur culot cependant, Yvon Caër, Eric Salvetat ou Raphaël Jeune prêchèrent d'exemples et cultivèrent des raisons d'espérer. Plus fataliste, Jean-Michel Lance annonçait qu'on ne le reverrait probablement plus dans cette galère. Amertume ou lucidité ? Une semaine durant, Jean-Mi avait essuyé quotidiennement de grosses tempêtes. Mais tous les marins vous le diront : lorsque les flots ont retrouvé leur calme, et quelles qu'aient été leurs souffrances, ils reprennent irrésistiblement la mer. Le 2 juin 96, le petit frère, sur sa forme minière, sera enfin sacré Champion de Lorraine sur route ! Seul en définitive, Greg Balland tira un bilan négatif : déjà battu et démobilisé après quelques étapes, il ne fut que l'ombre du vainqueur triomphant de l'année passée (3) et n'acheva même pas l'épreuve, une vilaine chute à quelques bornes de l'ultime arrivée l'expédiant à l'hôpital ! Et pendant qu'on lui prodiguait les premiers soins, Hayange en liesse réservait un accueil délirant à son successeur italien. Sprinter patenté à Briey (3e), grimpeur émérite au Tréhémont, rouleur surpuissant à Rombas, Stefano Dante, né à Mariano Comense, près de Côme, le 25 mai 1970, avait laissé parler l'éclectisme de ses dons naturels déjà entrevus lors de confrontations aussi huppées que les Régions Italiennes ou les Tours de Basse-Saxe et de Bavière. Coureur attachant, au charisme indiscutable, cet ancien lauréat du Tour de Lombardie amateurs (94) a surtout conquis toute une région par sa gentillesse et sa disponibilité. Les augures affirment même qu'il s'agit là des deux seuls défauts majeurs (!) dans la cuirasse d'un leader en devenir du cyclisme transalpin. A un supporter qui quémandait un souvenir personnel, Dante tendit… son Maillot Jaune ! « - Prends-le, lui dit-il, ou tu m'offusquerais ! » Ce précieux trophée trônera en bonne place dans le futur musée du Circuit des Mines en phase d'élaboration à Tucquegnieux. Au-delà des quelque 65 points UCI engrangés sur cette 35e édition, il appartient désormais à Stefano de confirmer les éloges flatteurs qui accompagneront, c'est certain, la progression de ce bel athlète d' 1,76 m pour 69 kg, sur les chemins glorieux des "Campionnissimi", ces coureurs joliment qualifiés de "fuoriclasse"… dans la langue de Dante ! (1) Quoique née sous licence slovène, la formation "Cantina-Tollo" affichait bel et bien uneidentité italienne. (2) En septembre, les suiveurs du Tour de l'Avenir furent édifiés, qui auraient pu témoigner d'un sacre presque parfait. Ivanov gagna deux étapes-clés, dont l'une disputée dans la tourmente, et s'adjugea deux trophées annexes toujours très convoités, le classement par points et celui de la Montagne. Devant ce nouveau tsar, 2e au final et déjà 3e de la Course de la Paix, beaucoup redoutaient d’avoir bientôt à courber l'échine. Ayant choisi de jouer les domestiques zélés plutôt que les leaders inconstants, Ivanov ne répondit pas à l’attente. Quatre titres de Champion de son pays (98-99-2000-2005), une étape du Tour de France sur les bords enchanteurs du lac d’Aix-les-Bains (2001), un Grand Prix de l’E3 à Harelbeke (2000), de probants accessits sur la Gold Race (2e en 2002) ou Milan-San Remo(5e en 2000) rappelleront tout de même qu'un talent immense avait été entrevu sur les routes de Lorraine.3) Greg Balland rassura tout son monde dès le Tour de Moselle, y glânant le succès qui lui fut interdit un an plus tôt.
JPM |